Le discours autorisé sur le Digital Learning, dominé par les vendeurs de solutions, c’est que c’est la panacée, l’avatar le plus évolué dans l’échelle Darwinienne des outils pédagogiques à notre disposition, le nec plus ultra de la formation, la solution ultime qui doit résoudre tous les besoins, des employeurs et des travailleurs.
Tout n’est pas faux, mais pour moi qui ai démarré par le présentiel, j’ai une vision plus nuancée.
1. Numériser une formation c’est perdre énormément d’information
La vérité, si on s’intéresse de près au processus à l’œuvre, c’est que dans toute opération de digitalisation, ou plutôt de numérisation pour parler en bon Français, on perd énormément d’information.
En mathématiques, on parle de discrétisation. La figure ci-dessous est empruntée à la thèse d’Anne Vigouroux mise en ligne en 1996, dans un chapitre où elle décrit les caractéristiques d’un signal, et notamment la notion de continuité et de discrétisation. Un signal peut être continu, comme par exemple le courant électrique (en haut à gauche). Il peut aussi être discret, comme la suite des gains au loto (en bas à droite).
Selon Larousse.fr, une discrétisation est une « opération consistant à remplacer des relations portant sur des fonctions continues, dérivables, etc., par un nombre fini de relations algébriques portant sur les valeurs prises par ces fonctions en un nombre fini de points de leur ensemble de définition. »
L’action correspondante, c’est discrétiser, c’est-à-dire « dégager des valeurs individuelles à partir de quelque chose de continu. » (Wiktionary)
On peut comparer ça au passage du disque Vinyl au CD-Rom, qu’on nous avait (aussi) vendu comme un progrès. On voit bien dans le graphique ci-dessous que l’oreille y a perdu quelques nuances. Demandez aux fans du son analogique (dont je fais partie 😉) : il y a une rondeur, une plénitude qui a disparu avec le passage au son numérique.
J’ai trouvé dans un cours en ligne sur cette notion de discrétisation un avertissement on ne peut plus clair :
Il est donc important d’avoir à l’esprit que cette transformation engendre une perte d’information et également une diminution de la capacité d’analyse et traitement des données puisque certains paramètres ne seront plus calculables précisément à partir d’une distribution discrète
2. Numériser c’est choisir quelle information on perd
Si l’on applique le graphique précédent à la formation, cela donne quelque chose comme ceci.
On passe d’un signal continu, assuré par le discours du formateur, qui arrondit les angles, répond aux questions de façon individuelle, personnalise les exemples en fonction de chacun de ses stagiaires, de leurs expériences passées et de leurs préoccupations présentes, à un signal discret, où chaque valeur retenue correspond à une fiche pédagogique, un grain de contenu, comme une vidéo, une infographie ou un quiz.
Toute la qualité de la numérisation réside finalement dans le choix de ce que l’on garde, et donc de ce que l’on laisse en cours de route.
3. Ce que l’on garde, c’est uniquement ce qui répond aux objectifs pédagogiques
C’est ici qu’interviennent nos fameux objectifs pédagogiques. Plus ils seront affutés, ciblés, plus la version numérique de la formation sera pertinente et efficace.
- Efficace parce que je ne développerai que les ressources et les contenus qui serviront mes objectifs.
- Efficace parce que l’apprenant, de toute façon, ne portera aucune attention aux ressources et contenus qui ne serviront pas les objectifs.
Notre graphique devient comme suit :
Avec le Digital Learning, LA bonne pratique c’est d’adosser les objectifs pédagogiques aux indicateurs de performance
On voit bien que le choix entre ce que l’on garde et ce que l’on laisse de côté est déterminant.
C’est pourquoi adosser les objectifs pédagogiques à des indicateurs de performance est évidemment la meilleure façon d’être LEAN à tous les étages.
- On éviter les gaspillages à la conception.
- On évite les gaspillages à la consultation.
- On sert aux métiers leur ROI sur un plateau d’argent
4. Deux exemples avec un OnBoarding métier et une formation en Cybersécurité
a) OnBoarding obligatoire au métier de consultant
J’ai récemment dû adapter une formation présentielle d’une journée au métier de consultant pour en faire un module d’OnBoarding métier. Ce module s’inscrivait dans un parcours d’embarquement obligatoire. Il m’apparaissait important de ne pas le surcharger. Pour des raisons de confidentialité et aussi de pédagogie, je vais évidemment simplifier le contenu, mais la démonstration n’en sera que plus claire.
Voici, simplifié, le sommaire du support présentiel
- Histoire du métier de consultant
- Le paysage du marché du conseil
- Les missions du consultant
- Les phases d’un projet
- La proposition commerciale
- Les relations d’équipe
- Les relations client
- Gérer les situations conflictuelles avec 11 mises en situation
Il m’est apparu impossible d’imposer à nos apprenants l’intégralité d’un tel programme. Je disposais pourtant d’une captation intégrale d’une session de cette formation, mais contraindre les consultants à visionner passivement plus de cinq heures de vidéo était forcément voué à l’échec. Je connais mes ouailles 😀
Qu’est-ce est le plus sensible, le plus visible lors d’une mission client ? Le bon comportement, la bonne réaction aux situations potentiellement conflictuelles. Finalement c’est là que réside notre performance. Pas dans la connaissance de l’histoire du métier (même si c’est un plus appréciable, ce plus peut être acquis au fil de l’eau, sur le tas).
J’ai décidé de condenser les 7 premiers chapitres en un survol métier de 5 minutes, puis de proposer à l’apprenant les 11 mises en situation sous forme de quiz.
- Le client vous sollicite sur un livrable hors contrat, comment réagissez-vous ?
- Votre client vous prend à parti et critique la qualité de votre travail ou d’une de vos productions, comment réagissez-vous ?
- Etc.
b) Formation à la cybersécurité
J’ai conçu des programmes de sensibilisation et de formation à la protection de l’information et à la cybersécurité pendant près de quatre années pour des grands comptes tels que Total, Dassault Systèmes, Safran et Moët-Hennessy.
La tentation des donneurs d’ordres sur ces projets, généralement les RSSI, des experts métier de la sûreté et de la sécurité, avec une expérience longue comme le bras et peu avares d’anecdotes croustillantes, a toujours été d’en faire des caisses sur l’acculturation : qu’est-ce que le phishing, l’ingénierie sociale, comment fonctionne un key-logger, et j’en passe.
Mais cherche-t-on à faire des collaborateurs des experts en cybersécurité ? Les contraindre à regarder des vidéos d’un quart d’heure, souvent alarmistes et toujours anxiogènes n’est pas la bonne solution. Évitez ceci :
Posez-vous la question : où se trouvent les leviers de performance ? Qu’attend-on, finalement, de nos collaborateurs ? Qu’ils connaissent et appliquent les bonnes pratiques. Qu’ils aient les bons réflexes lorsqu’ils reçoivent un email piégé. Qu’ils ne partagent pas tout et n’importe quoi avec une clé USB non sécurisée. Qu’ils ne branchent pas leurs appareils professionnels sur n’importe quelle prise.
La meilleure solution en cybersécurité est d’identifier les pratiques cibles. On en compte en général quelques dizaines maximum. Lister ces pratiques, et rédiger des mises en situation. Vingt bonnes pratiques donneront environ cinquante mises en situation. Si vos collaborateurs sont capables de faire les bons choix pour les cinquante situations, le tour est joué. Et qu’importe s’ils ignorent tout des tests d’intrusion et du spear-phishing 👍
5. Conclusion
N’oublions jamais : numériser c’est perdre énormément d’information. Alors autant faire les bons choix.
Je vous recommande l’approche de Cathy Moore qu’elle nomme l’Action Mapping. C’est une méthode pleine de bon sens et de rigueur qui vous aidera à faire les bons choix pour vos objectifs, et à éviter les gaspillages dans le développement de vos ressources pédagogiques. Comme point de départ si vous ne connaissez pas encore cette démarche, lisez son Powerpoint d’introduction.