Et si Qualiopi se trompait de modèle ?

J’ai posté il y a quelques jours une réaction personnelle concernant la démarche Qualiopi. Le post a généré de nombreuses réactions. J’ai donc décidé de développer mon point de vue, qui peut se résumer ainsi : Qualiopi a un modèle de retard, et les nouveaux modèles ne rentrent pas dans les cases.

On ne change jamais les choses en combattant la réalité existante. Pour changer quelque chose, il faut construire un nouveau modèle qui rend le modèle existant obsolète.

C’est durant mes études de Designer, dans les années 90, que j’ai découvert les travaux du génial inventeur Buckminster Fuller, et sa célèbre devise qui est devenue pour moi comme un leitmotiv :

On ne change jamais les choses en combattant la réalité existante. Pour changer quelque chose, il faut construire un nouveau modèle qui rend le modèle existant obsolète.

J’ai par la suite délaissé le design produit pour me consacrer au webdesign, puis à la formation au webdesign, puis à la formation tout court. Mais la phrase de Fuller a continué à m’accompagner au quotidien. Tout est une question de modèle.

En vingt ans, le monde de la formation a vu arriver de nombreuses innovations : e-learning, SCORM, LMS, MOOC, blended learning, jeux sérieux, formation sur mobiles, et maintenant réalité virtuelle, apprentissages adaptifs, xAPI, Learning Experience, Open Badges.

Pourtant les modèles organisationnels et les méthodologies n’ont pas évolué. Analyser les besoins, formuler les objectifs, développer les contenus, les déployer puis enfin les évaluer, est un séquençage des tâches que nous ne connaissons que trop bien. ADDIE est toujours enseignée dans les écoles d’ingénieurs pédagogiques, comme il y a vingt ans. Gérer un catalogue de contenus, sur étagères ou sur-mesure, reste souvent le graal pour beaucoup d’OF et de services RH.

Qualiopi ajoute à ce modèle la notion d’amélioration continue, c’est appréciable. Certes, le formateur reste « celui qui rend les autres capables de … faire de nouvelles choses« . Mais le modèle de l’apprentissage formel n’est-il pas déjà obsolète ?

J’ai au moins deux raisons de le croire.

1. On gère les compétences comme un stock, alors qu’elles sont devenues un flux.

En 1982, Buckminster Fuller (j’aime cet homme !) est le premier à faire remarquer que le rythme de production des connaissances s’accélère (Critical Path). En 2006, IBM UK a repris cette théorie dans le désormais célèbre papier « The Toxic Terabyte« , en prédisant pour l’année 2020 un doublement des connaissances toutes les 12 heures. Nous y sommes !

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À cela s’ajoute l’accélération de l’obsolescence de ces connaissances, comme le souligne Marc Rosenberg dans son article au titre évocateur : The coming knowledge tsunami. Thierry Picq, directeur Early Makers Development à l’EM Lyon Business School, ne dit pas autre chose :

Une connaissance métier a désormais une durée de vie de quatre ans, contre vingt-cinq auparavant.

Samuel Arbesman détaille longuement cet aspect sous-estimé dans son livre The Half Life of Facts. Il nous rappelle notamment que :

Notre cécité ne consiste pas à ne pas voir les faits nouveaux ; elle consiste à ne pas voir que les faits dans notre esprit peuvent être dépassés.

Dans ce contexte de déluge de nouvelles compétences, les travailleurs de la connaissance apprennent comme ils le peuvent. Ils trouvent les solutions à leurs problèmes par eux-même, sur le Web : YouTube (et Google) sont désormais nos véritables concurrents. Le modèle de la plateforme vidéo est imparable : des contenus créés par les sachants eux-même (User Generated Content). La bande passante pour la création de contenus est illimitée, jugez plustôt : 500 heures de contenus mis en ligne chaque minute sur YouTube (via Tubefilter, 2019).

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Chaque année, Jane Hart établit un classement des outils préférés pour l’apprentissage. Dans la catégorie « Outils sur le lieu de travail », Zoom, Teams, YouTube et Google ont depuis longtemps devancé Word et Powerpoint. Dans la catégorie « Apprentissage personnel », YouTube et Google tiennent le haut du pavé.

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Pour être compétitif dans la gestion de ce flux ininterrompu de compétences nouvelles, les nouveaux formateurs doivent apprendre à être pertinents, réactifs, hyper-agiles. Ils doivent apprendre à placer l’apprenant au centre des dispositifs. Ils doivent apprendre à concevoir des expériences apprenantes sans coutures. Ils n’ont plus le temps de dérouler des conducteurs pédagogiques, parce qu’ils sont sur le terrain, avec les métiers et les managers, en train d’identifier les compétences clés critiques qui seront les prochains leviers de la performance.

2. Le savoir a changé de nature ; on n’apprend plus comme avant.

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Dans un entretien pour Philosophie TV intitulé « Pourquoi nous n’apprendrons plus comme avant ? » les regrettés Michel Serres et Bernard Stiegler nous ont pourtant averti :

« De nouveaux savants sont apparus. […] Il y a de nouveaux savoirs qui apparaissent hors du monde académique. […] il n’y a plus de savoir constitué. On a un savoir en cours de constitution et en permanente ré-élaboration. »

Les deux philosophes faisaient plutôt référence au monde académique, mais le monde du travail subit les mêmes contraintes. Les nouveaux savoirs et les nouvelles compétences sont entre les mains des travailleurs eux-mêmes, sur le terrain, démultipliés, délocalisés, uberisés. Ces perles de connaissance sont hyper-contextualisées mais à haute valeur ajoutée.

On n’apprend plus comme avant.

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En 1996, le Center for Creative Leadership a mené une enquête pour comprendre comment les cadres apprennent, évoluent et changent au cours de leur carrière. Le résultat est devenu célèbre sous le nom de « Règle de 70-20-10 ». Selon cette règle, vous devez avoir 3 types d’expérience pour apprendre et grandir en tant que leader, en suivant un ratio de :

  • 70 % d’expériences et de missions stimulantes
  • 20 % de relations de développement
  • 10 % de cours et de formations

La proportion a été par la suite établie aux alentours de 20-80 par de très nombreuses études.

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Pendant que Qualiopi s’occupe des 20% de l’apprentissage formel, d’autres s’intéressent aux 80% :

  • Apprentissage social (Social Learning)
  • Apprentissage par les pairs (Peer Learning, Mentoring)
  • Apprentissage personnel « sur le tas » (Real Learning)
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Dans leur livre « Une nouvelle culture de l’apprendre – Cultiver l’imagination pour un monde en constante évolution » (A New Culture Of Learning, Douglas Thomas & John Seely Brown), les auteurs écrivent :

…le type d’apprentissage qui définira le XXIe siècle ne se déroule pas dans une salle de classe, du moins pas dans la salle de classe actuelle. Au contraire, cela se produit tout autour de nous, partout, et c’est puissant. Nous appelons ce phénomène la nouvelle culture de l’apprendre

Cet nouveau type d’apprentissage est un phénomène culturel qui sous-tend un grand nombre d’expériences et affecte les gens de multiples façons. Elle se déroule sans livres, sans enseignants et sans salles de classe, et elle nécessite des environnements qui sont délimités tout en offrant une liberté d’action totale à l’intérieur de ces limites.

Pour être efficaces dans la conception d’expériences apprenantes, les nouveaux formateurs doivent tenir compte de tous ces moments où l’on apprend, y compris ceux où ils ne sont pas présents. Ils doivent apprendre à orchestrer ces moments, à les agencer pour les mettre au service des métiers et de la performance. Ils doivent apprendre à co-construire avec les métiers, avec les managers, avec les apprenants eux-même, les parcours mixtes, hors-les-murs, qui garantiront la diffusion des nouvelles compétences à toute l’organisation.

Conclusion

C’était une bonne intention que de vouloir professionnaliser une démarche en certifiant les prestataires. Mais à l’heure où la productivité se gagne hors des salles de formation, où une nouvelle culture de l’apprendre émerge et se diffuse à tous les niveaux, la vraie valeur des nouveaux formateurs n’est-elle pas plutôt de savoir mettre à disposition de leurs collaborateurs la bonne information au bon moment, qu’importe les bonnes manières ?

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